Almanach 1915: une mémoire oublieuse
[...] les manifestations individuelles de l'oubli sont inextricablement mêlées à ses formes collectives, au point que les expériences les plus troublantes de l'oubli, telle la hantise, ne déploient leurs effets les plus maléfiques qu'à l'échelle des mémoires collectives [...]
Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli. Paris, Le Seuil, 2000, p.575
En 2018, je reprends le chemin de la mémoire en compagnie de ma mère. Nous nous rendons cette fois-ci en Turquie, d'abord dans les régions d'Afyonkarahisar et Burdur, là où vécurent mes aïeux jusqu'en 1915, année qui marqua le début d'un long calvaire pour eux; puis à Antalya, depuis où certains se rendirent à Izmir et en Grèce, avant d'immigrer en France.
Ma mère désire voir ces terres d'Anatolie que ses parents et grands-parents évoquaient le coeur lourd, comme celles d'un paradis perdu. Je veux la voir regarder et l'entendre raconter, avec l'espoir un peu naïf de trouver quelque chose de familier dans ces villes et ces campagnes où ni elle ni moi n'avons jamais été auparavant. Ce que ma mère reconnait, ce sont des couleurs, des saveurs, des gestes, des regards ou bien des mots que l'expérience de ces lieux de mémoire arrache à l'oubli et révèle, comme en photographie.
Les images qui racontent ce voyage laissent entrevoir l'idée d'une mémoire oublieuse, parfois empêchée, manipulée ou commandée pour reprendre la typologie de Ricoeur. Elles questionnent les traces qui stimulent et/ou entravent le retour d'un autre passé.
Almanach 1915: a forgetful memory
In 2018, my mother and me decided to travel together again. This time we went to Turkey, first to the regions of Afyonkarahisar and Burdur, where my ancestors had lived until 1915, the year that marked the beginning of a long ordeal for them; then to Antalya, from where some went to Izmir and Greece, before immigrating to France.
My mother wished to see these lands of Anatolia that her parents and grandparents evoked with heavy hearts, like those of a lost paradise. I wanted to see her look and hear her tell her story, with the somewhat naive hope of finding something familiar in these cities and countryside where neither she nor I had ever been before. What my mother recognized were colors, flavors, gestures, looks or words that the experience of these places of memory teared from oblivion and revealed, as in photography.
The images that tell this journey give us a glimpse of a forgotten memory, sometimes prevented, manipulated or ordered, to use Ricoeur's typology. They question the traces that stimulate and/or hinder the return of another past.